POINCARÉ, Henri

POINCARÉ, Henri





Né le 29 avril 1854 à Nancy
Décédé le 17 juillet 1912 à Paris

 







Extrait de l’article POINCARÉ (Henri), par René Taton et Jean Ardoino, Dictionnaire des biographies, PUF, 1958

« Illustre mathématicien français né le 29 avril 1854, à Nancy. Fils d'un professeur à la Faculté de Médecine de cette ville, il était le cousin germain du Président de la République Raymond Poincaré et du physicien Lucien Poincaré et devint le beau-frère du philosophe Émile Boutroux.
Henri Poincaré, élève au lycée de Nancy, obtint les premiers prix de mathématiques élémentaires et de mathématiques spéciales au Concours général. Il entra premier à l'École Polytechnique (1873) et, à la sortie de cette école, entra à l'École des Mines où il se prépara au métier d'ingénieur, tout en abordant des recherches mathématiques très élevées.
Nommé ingénieur à Vesoul, il ne conserva ce poste que quelques mois, car une thèse très brillante lui permit d'être nommé, à la fin de 1879, chargé de cours à la Faculté des Sciences de Caen. Ce fut dès lors, une succession ininterrompue de notes, de mémoires, d'articles et d'ouvrages consacrés aux divers domaines des mathématiques et de leurs applications.
Dès 1881, il présente sa première grande découverte, celle des fonctions fuchsiennes. Nommé la même année maître de conférences à la Sorbonne, titularisé en 1886 dans la chaire de physique mathématique et de calcul des probabilités, il opta en 1896 pour celle d'astronomie mathématique et de mécanique céleste qu'il conserva jusqu'à sa mort (Paris, 17 juillet 1912).
Il donna également des cours à l'École Polytechnique et à l'École supérieure des P.T.T. Admis a l"Académie des Sciences dès 1881 et quelques années plus tard au Bureau des Longitudes, il fut appelé à siéger dans une vingtaine d'académies (parmi lesquelles l'Académie française, en 1908) et reçut de son vivant les plus hautes récompenses scientifiques françaises et étrangères.
Henri Poincaré aborda presque tous les domaines des mathématiques : équations différentielles, fonctions analytiques, analysis situs, théorie des groupes, etc., et de la physique mathématique : rayonnement de la chaleur, problème de Dirichlet, élasticité, théorie cinétique, électrodynamique, équations de Maxwell et oscillations hertziennes. Il participa ainsi de la façon la plus directe au renouvellement des méthodes et des théories qui marqua le début du XXe siècle. En mécanique céleste, il s'intéressa au problème des trois corps et créa de nouvelles méthodes d'étude des problèmes fondamentaux.
[...]
Malgré l'immensité d'une telle œuvre, réalisée en une trentaine d'années, Henri Poincaré savait aussi goûter le plaisir des choses et s'intéresser aux siens, à ses collègues, à ses élèves. Mais dès qu'une idée nouvelle surgissait dans son esprit, il pouvait s"abstraire aussitôt du milieu où il se trouvait pour concentrer son attention sur ce nouveau sujet de réflexion.
Comme l'écrivit Paul Painlevé le 17 juillet 1912, le jour même où Poincaré venait d'être foudroyé en pleine force par une embolie : « Henri Poincaré était vraiment le cerveau vivant des sciences universelles. »


Lettre de Pierre BOUTROUX à Gösta MITTAG-LEFFLER, dans Henri POINCARÉ, Œuvres, tome 11, 1956

Vous voudriez avoir, cher Monsieur, quelques détails sur la vie intime de mon oncle, sur la façon dont il travaillait, sur ses habitudes et son caractère ? Je n'ai cependant rien d'extraordinaire à vous raconter. Les enquêtes sensationnelles, faites un peu bruyamment par certains psychologues modernes, tendraient à nous faire croire qu'un savant est un être anormal dont tous les actes doivent être étranges. Vous savez pourtant qu'on ne pourrait imaginer une existence plus simple, plus exempte d'événements, plus uniforme en apparence, que celle de Henri Poincaré. L'activité de sa pensée lui suffisait et se suffisait. Point ne lui était besoin de chercher des excitations au dehors, ou d'entretenir chez lui par des moyens artificiels cette exaltation spéciale, cette fièvre intellectuelle, sans laquelle certains inventeurs ne sauraient produire. Il ne fuyait pas, il recherchait même, les distractions, les voyages, les plaisirs artistiques ; mais c'est qu'il y était porté par un intérêt véritable, par une curiosité naturelle très étendue, en même temps que par le besoin de se délasser. C'est chez lui, en famille, c'est dans le calme de son existence journalière, qu'il a accompli la plus grande partie de sa tâche.

 Dans son paisible cabinet de travail, rue Claude Bernard, ou sous les ombrages de son jardin, à Lozère, Henri Poincaré s'asseyait quelques heures par jour devant une main de papier écolier réglé, et l'on voyait alors les feuillets se couyrir, avec une rapidité et une régularité surprenantes, de son écriture fine et anguleuse. Presque jamais une rature, très rarement une hésitation. En quelques jours un long Mémoire se trouvait achevé, prêt à être imprimé, et mon oncle ne s'y intéressait plus désormais que comme à une chose du passé. A peine consentait-il - ses éditeurs en savent quelque chose - à jeter un rapide coup d'oeil sur les épreuves.

 Voilà à quoi se bornait le travail, je veux dire le travail apparent d'Henri Poincaré. A quel labeur sa pensée avait-elle dû se livrer au préalable, lui seul l'a jamais su. Il pensait dans la rue lorsqu'il se rendait à la Sorbonne, lorsqu'il allait assister à quelque réunion scientifique, ou lorsqu'il faisait, après son déjeuner, une de ces grandes marches à pied dont il était coutumier. Il pensait dans son antichambre, où dans la salle des séances de l'Institut, lorsqu'il déambulait à petits pas, la physionomie tendue, en agitant son trousseau de clefs. Il pensait à table, dans les réunions de famille, dans les salons même, s'interrompant souvent brusquement au milieu d'une conservation, et plantant là son interlocuteur, pour saisir au passage une pensée qui lui traversait l'esprit. Tout le travail de découverte se faisait mentalement chez mon oncle, sans qu'il eût besoin, le plus souvent, de contrôler ses calculs par écrit ou de fixer ses démonstrations sur le papier. Il attendait que la vérité fondît sur lui comme le tonnerre, et il comptait sur son excellente mémoire pour la conserver.

 On a souvent remarqué que Henri Poincaré gardait jalousement pour lui ses pensées. A l'inverse de certains savants, il ne croyait pas que les communications orales, l'échange verbal des idées, pussent favoriser la découverte. Cette réserve de mon oncle me frappa spécialement lorsque, passant quelques mois à Göttingen, je fus témoin d'habitudes toutes différentes. On sait quel admirable foyer de pensée en commun et de travail collectif est la célèbre université allemande. Là tout se passe au grand jour. A peine l'étranger est-il débarqué dans la petite cité hanovrienne, qu'il sait déjà quels sont les travaux dont s'occupent les illustrations du lieu, jusqu'où elles sont parvenues et quelles difficultés les arrêtent. Les idées, colportées, confrontées, discutées, au cours des promenades dans la forêt et aux séances de la Société mathématique, mûrissent d'elles-mêmes dans ce milieu fertile, où la curiosité toujours alerte et la néomaïeutique de M. Klein contribuent à entretenir un ferment inépuisable. Le profit que peuvent retirer les jeunes gens d'un contact aussi intime avec leurs maîtres est manifeste. Ce n'est point, cependant, par accident, ou par besoin égoïste de solitude, que mon oncle s'abstenait d'imiter sur ce point ses collègues allemands. Nul n'était plus liant que lui, nul n'était plus porté à la sympathie, pour les jeunes en particulier. Mais mon oncle se faisait de la découverte mathématique une idée qui excluait toute possibilité de collaboration. La recherche telle qu'il la comprenait doit être une lutte à deux. C'est un corps à corps avec la réalité fuyante et rebelle, qu'il s'agit de frapper au coeur. Dans un tel duel il n'y a pas de place pour des témoins. L'intuition, par où s'opère la découverte, est une communion directe, sans intermédiaires possibles, de l'esprit et de la vérité. Il ne convient pas, il faut se garder, de troubler ce tête-à-tête.

 Sans doute, une fois l'idée conquise, il peut être utile de se mettre à plusieurs pour l'exploiter. Mais c'est là une besogne, en partie mécanique, qui n'avait qu'un intérêt secondaire, il faut bien le dire, aux yeux de Henri Poincaré. - Avez-vous l'idée, demandait-il ? Si vous ne l'avez pas, je ne puis vous être d'aucun secours pour la découvrir. En revanche, je suis prêt à vous faire crédit, Quoi qu'il me semble de la voie où vous vous engagez, je ne vous adresse aucune critique, aucune objection de principe. Je sais trop bien que la vérité surgit souvent aux carrefours où l'on s'attendait le moins à la rencontrer.

 Je m'explique ainsi que mon oncle ait été, à l'égard des débutants, l'un des juges les plus bienveillants, les plus larges d'esprit, que j'aie rencontrés, et, en même temps, l'un des plus sévères. Loin de prétendre entraîner ses élèves à sa suite et de leur dicter leur tâche, il voulait laisser à chacun une initiative complète ; il était toujours disposé à s'intéresser aux recherches les plus inusitées, les plus paradoxales mêmes; aucune nouveauté ne lui faisait peur. Mais, quand venait le moment d'apprécier les résultats, il se montrait extrêmement exigeant. Si vous ne lui apportiez que des propositions qu'il considérait comme acquises - et, dans sa tendance à aller de l'avant, il regardait comme virtuellement acquis tout ce dont nous n'étions plus séparés par des difficultés de principe - si vous ne lui ouvriez pas des aperçus nouveaux pour lui, on devinait qu'il avait aux lèvres l'éternel et décourageant « à quoi bon ? » ; non que vous eussiez, selon lui, perdu votre temps ; mais vous lui aviez appris que votre méthode - sur laquelle il avait jusque-là réservé son jugement -  n'offrait, en réalité, aucun avantage.

 Ceux qui approchèrent mon oncle de près ont été surpris de le voir rarement se servir de livres. Il lisait peu, en effet - je ne parle ici, bien entendu, que de ses lectures scientifiques -, et il lisait d'une façon très particulière. Henri Poincaré ne pouvait s'astreindre à suivre la longue chaîne de déductions, la trame serrée de définitions et de théorèmes, que l'on trouve généralement dans les Mémoires de mathématiques. Mais, allant tout droit au résultat qui lui paraissait le centre du Mémoire, il l'interprétait et le repensait à sa manière ; il le contrôlait par ses propres moyens ; après quoi, seulement, reprenant le livre en mains, il jetait un rapide regard circulaire sur les lemmes, propositions, et corollaires, qui constituaient la garniture du Mémoire.

 Il faut insister sur ces détails, car nous touchons ici peut-être à l'un des caractères distinctifs de la pensée de mon oncle. Au lieu de suivre une marche linéaire, son esprit rayonnait du centre de la question qu'il étudiait vers la périphérie. De là vient que dans l'enseignement et même dans la conversation ordinaire, il était souvent difficile à suivre et parfois semblait obscur. Qu'il exposât une théorie scientifique, ou qu'il contât une anecdote, il ne commençait presque jamais par le commencement. Mais, ex abrupto, il lançait en avant le fait saillant, l'événement caractéristique, ou le personnage central, personnage qu'il n'avait point même pris le temps d'introduire et dont parfois son interlocuteur ignorait jusqu'au nom.

 Cette tournure d'esprit explique comment la pensée de Henri Poincaré a pu être si agile et s'appliquer à tant d'objets différents, comment, par suite, il lui a été possible de satisfaire une curiosité presque universelle.

 Habitué à négliger les détails et à ne regarder que les cimes, il passait de l'une à l'autre avec une promptitude surprenante; et les faits qu'il découvrait, se groupant d'eux-mêmes autour de leurs centres, étaient instantanément et automatiquement classés dans sa mémoire. D'ailleurs mon oncle n'était pas de ceux qui vivent sur les trésors acquis et qui se complaisent à faire chez eux le tour du propriétaire. Il se contentait de savoir qu'il possédait et, sans regarder en arrière, il travaillait sans relâche à remplir de nouvelles cases de son cerveau.

 Henri Poincaré avait un goût marqué pour la géographie et pour les voyages. Conformément à ses tendances ordinaires, il voulait voir dans chaque pays les sites et les monuments les plus caractéristiques, et il n'éprouvait point le désir de s'écarter des routes traditionnelles. Il était l'opposé de ces romantiques qui voyagent pour donner un cadre à leurs rêveries et qui, souhaitant ce cadre inédit, s'efforcent de s'isoler du flot des touristes. Ses jouissances à lui étaient d'un ordre tout intellectuel. Extrayant d'ailleurs du premier coup, et traduisant immédiatement en concepts, les traits essentiels des impressions qu'il recueillait, il n'avait que rarement besoin de voir deux fois les mêmes contrées. Sans doute, il est possible qu'à la fin de sa vie, mon oncle ait été sensible, lui aussi, à l'attrait qu'exercent sur presque tous les hommes l'évocation de leurs souvenirs et les lieux qui leur sont déjà familiers. Cependant le besoin incessant de voir du nouveau, a bien été, si je ne me trompe, un trait dominant de son caractère.

 Dès sa jeunesse Henri Poincaré lisait avec un intérêt passionné les récits de voyage du Tour du Monde et suivait au jour le jour les progrès de l'exploration du continent africain. C'est, je crois, un sentiment du même genre qui, en toutes circonstances et dans tous les domaines, le lançait vers la poursuite de l'inconnu, et lui faisait assigner à sa vie et à la science un but simple et précis : comme les grands voyageurs de l'Afrique, remplir les espaces blancs de la carte du monde.

 Je me rappelle qu'un jour, parlant devant Henri Poincaré d'un mathématicien qui quittait ses études pour d'autres occupations, quelqu'un laissa échapper cette remarque: « Tout se vaut, après tout ; il sera sans doute aussi heureux que s'il avait continué à faire des mathématiques ». Mon oncle eut un mouvement de protestation qui arrêta la conversation. Venant d'un spécialiste enfermé dans des études étroites, pareille intransigeance n'eût point étonné, et on l'eût mise sur le compte d'une foi un peu naïve. Mais Henri Poincaré n'avait point les défauts des spécialistes ; il avait des goûts très variés et ne prétendait nullement placer ses propres occupations au-dessus de toutes les autres. Que signifiait donc sa protestation ? Très catégoriquement, je crois, mon oncle estimait que si l'on s'est une fois mis au service de la science, on n'a plus le droit de déserter son poste. Tant qu'il reste des blancs sur la carte du monde, il ne nous est pas permis de nous reposer.

 En effet, bien qu'il ait été sensible autant qu'aucun autre à la grandeur et la beauté de la science, mon oncle n'appartenait pas à cette école de dilettantes qui se livrent aux mathématiques parce qu'elles leur procurent des jouissances esthétiques. La recherche était pour lui un devoir, d'autant plus attachant qu'il lui coûtait plus de peine. Je n'ai jamais entendu mon oncle parler du travail scientifique - du sien ou de celui d'autrui - qu'avec le plus grand sérieux et le plus grand respect : lui, si gai à ses heures de délassement, lui qui aimait et pratiquait l'ironie, il n'en avait point lorsque la science était en cause.

 Voilà, cher Monsieur, quelques-unes des réflexions qui me venaient à l'esprit, voilà ce que je sentais ou croyais deviner quand j'avais le bonheur de converser avec mon oncle. Henri Poincaré, je vous l'ai dit, ne parlait guère de ses travaux; encore moins se fût-il complu à décrire ses sentiments intimes et les ressorts de son intelligence ; mais il aimait faire causer les autres, et, lorsqu'on se trouvait exprimer une idée qui lui était chère, lorsqu'on découvrait une pensée conforme à la sienne, son sourire et son regard révélaient le plaisir qu'il éprouvait. C'est par de tels signes à peine perceptibles qu'Henri Poincaré manifestait sa sympathie et sa bienveillance. Lui qui, par discrétion, n'a pas voulu se faire des disciples, lui que sa réserve naturelle faisait passer pour froid, il avait un coeur chaud, un grand désir de se sentir entouré, un profond besoin d'affection.

Paris, le 18 juin 1913. 

 

 

                        

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